André-Joseph Bouglione : « Si on ne s’adapte pas, le cirque est mort »
Issu de la célèbre famille de circassiens, André-Joseph Bouglione a rompu avec la tradition familiale depuis quelques années. L’ex-dompteur n’utilisera plus d’animaux sur la piste. Plus encore, son cirque sera écologique et social. Une évolution inéluctable, selon lui. Entretien.
Comment vous est venue l’idée d’un écocirque sans animaux et d’où est venue la prise de conscience ?
Cette prise de conscience vient par rapport aux animaux, bien entendu. On a passé notre vie, mon épouse et moi, à dresser des animaux. Des tigres, des lions, des animaux sauvages, mais aussi des animaux domestiques. Avec l’expérience, le temps, on a finalement compris que notre métier, non seulement n’était plus dans l’air du temps, mais était condamné par une partie de la population – 70 % pratiquement (1). Et nous-mêmes nous ne voyions plus l’intérêt à cette époque-là, et plus tard encore moins, de mettre des animaux en captivité pour faire un spectacle, alors que ce sont des animaux qui, à l’état sauvage, sont en voie d’extinction. C’est vraiment ce qui a motivé la démarche, au départ.
Comment s’est passée la transformation, puisque vous renoncez à une activité que vous aviez auparavant ?
L’activité reste la même, en réalité. Même si on ne va plus se consacrer à la présentation d’animaux, le métier reste le même. Ça reste un spectacle, avec des clowns, des acrobates… Vu qu’il n’y a plus d’animaux, cela nous laisse la possibilité de proposer beaucoup plus de nouveautés que ce que l’on pouvait faire avant.
Quel est le principe d’un écocirque ?
Il y a différents aspects. Il y a l’aspect spectacle. Donc là, c’est sans animaux, et avec des costumes, sans matière animale — pas de cuir, pas de plume — car on essaye d’être cohérent jusqu’au bout. Et ensuite, il y a un aspect écologique. Qui est plus dans le fonctionnement du cirque lui-même, au jour le jour, que dans le spectacle. Pour l’électricité, nous n’aurons pas de groupes électrogènes, qui sont très dépensiers en carbone. Nous allons nous fournir directement sur le réseau de ville, le réseau EDF. Sauf que, nous allons prendre des fournisseurs qui nous garantissent un approvisionnement en électricité renouvelable, par rapport à des sources de productions alternatives, comme l’éolienne et le solaire.
Quoi d’autre ?
Le transport a aussi été revu et corrigé. Nous allons être le premier cirque au monde à n’avoir aucun camion. On va transporter notre matériel dans des containers maritimes, et ensuite on va sous-traiter localement le transport, pour créer de l’emploi. Avec un cahier des charges précis, qui est d’organiser notre transport en priorité par chemin de fer et par voie fluviale. Et quand ce n’est pas possible, on passera par la route. Mais il y a encore plein d’autres aspects.
Lesquels ?
On fait aussi du social. Dans toutes les villes où l’on va se rendre avec l’écocirque, on va engager entre 30 et 50 personnes pour l’accueil, le montage, les ventes, l’entretien, pour des tas de missions sur place. Cela va nous permettre de réaliser des économies et de remplir un rôle social que l’on n’avait plus depuis très longtemps, malheureusement, dans le monde du cirque.
La première va se faire à Montpellier en mars 2020 : il y aura ensuite une tournée dans toute la France ?
Tout à fait. On n’a pas encore les dates exactes, mais on est en discussion avec pas mal de villes, dont Lyon, Nice, Chambéry, ou Aix-les-Bains. Et d’autres villes que je ne peux pas encore citer, car on n’a pas assez avancé dans les négociations.
Les animaux ont toujours existé dans le cirque ?
Non, cela n’a pas toujours existé. Au départ, le cirque traditionnel vient du cheval, bien entendu. Puis, ensuite, ça évolue. Il faut attendre l’époque colonialiste, au milieu du XIXème siècle, pour voir les prises de chasse, les trophées, des colons de l’époque. Ils rapportaient des colonies des éléphants, des tigres, des lions, des animaux que personne n’avait jamais vus à l’époque. C’était aussi de la vulgarisation scientifique. Aujourd’hui, avec les moyens que l’on a, on n’a plus besoin d’aller voir des animaux en cage sur un parking de supermarché. Alors que grâce à Internet, à la télévision ou au cinéma, on peut voir des animaux magnifiques, à l’état sauvage. Aujourd’hui, le rapport à l’animal et à la connaissance a changé. On n’a pas besoin de voir des animaux en cage pour dire qu’on les connaît. On peut tout à fait se passer de ça. Donc le côté vulgarisation scientifique ne peut plus être un argument.
L’argument invoqué est souvent celui de la tradition : comment faire évoluer la tradition ?
On a une tradition, oui, effectivement. Mais on a un public aussi. La tradition, c’est pour travailler dans le respect des anciens. Mais la nouveauté, c’est pour travailler dans le respect du public d’aujourd’hui, de demain, et de nos descendants. Nos enfants à qui nous allons léguer notre savoir-faire, notre patrimoine, notre métier. Quand j’ai compris que c’était obsolète de dresser des animaux sauvages pour les présenter en spectacle, j’ai arrêté pour moi, mais aussi dans la transmission à mes enfants.
Comment ont réagi vos enfants ?
Ils ont compris. Ils ont fait le sacrifice d’arrêter d’entrer en cage, qui était un honneur pour eux, en pensant aussi à leurs enfants. S’ancrer dans le passé, c’est bien, mais il ne faut pas oublier de regarder vers l’avenir. Aujourd’hui, les gens de cirque sont fascinés par le passé, ne regardent que dans le rétroviseur, et ne savent plus dans quelle direction ils se dirigent. Et donc, la voiture s’emballe et fonce dans le mur. Aujourd’hui, on est obligé d’arrêter de présenter des animaux pour rétablir une relation avec un public populaire et familial.
Dès lors, les arrêtés municipaux qui se multiplient en France vous semblent être la bonne méthode ?
Tous ces arrêtés municipaux, c’est fantastique. Cette mobilisation des maires de France, ce sont des centaines de villes, avec certaines villes très importantes comme Strasbourg, Montpellier, ou Brest, qui se positionnent pour le cirque sans animaux. En sachant que c’est illégal (2). C’est exactement comme le maire de Langouët qui a pris un arrêté municipal contre les pesticides et qui a soulevé une polémique qui alimente encore le débat par rapport à l’interdiction des pesticides. Et bien, on est dans le même problème. Aujourd’hui, une mairie qui se positionne par rapport à l’exploitation des animaux dans les cirques envoie un message au gouvernement, aux députés, à ceux qui écrivent la loi. Pour leur demander de remplir le vide juridique qui permet aux cirques de perdurer à présenter des animaux dans des conditions ignobles.
Mais les animaux présentés au festival du cirque de Monte-Carlo ne sont pas maltraités ?
A Monaco, vous avez le privilège extraordinaire, chaque année, au festival du cirque de Monte-Carlo, de voir l’élite du dressage du monde du cirque. Vous avez la famille Knie, la famille Crone, ou la famille Togni, qui, tous les ans, amènent les plus beaux numéros du monde à Monte-Carlo. Mais ces gens-là ne représentent que 5 % du monde du cirque. Les autres, malheureusement, ce sont des gougnafiers, qui n’en ont rien à foutre des animaux. Or, ils en ont, pour se faire passer pour des cirques. A Monte-Carlo, vous avez l’élite du cirque, mais il ne faut pas occulter la réalité quotidienne. Ce sont des centaines d’établissements qui ne devraient même pas tourner, car ils ne respectent pas l’arrêté de 2011 (3), relatif à la captivité animale.
Allez-vous proposer de poser votre écocirque à Monaco, qui met beaucoup en avant ses agissements écologiques ?
Bien entendu. Je suis positif et dans l’espoir. Il y a quelques années, je présentais des fauves en cage. Et aujourd’hui, je crée un cirque écologique et sans animaux. Je sais que la famille Grimaldi, le prince Albert et Stéphanie, sont des amoureux sincères des animaux et de la nature. Ils ont toujours fait énormément pour la nature, l’environnement, le corail…
Je suis sûr et certain que c’est une question de temps. Mon grand rêve est de pouvoir les rencontrer et pouvoir leur expliquer mon point de vue, car, pour l’instant, dans le monde du cirque, on me condamne plus que l’on ne m’écoute. On me condamne avant de m’écouter, et pourtant, j’ai des arguments. L’évolution, c’est l’adaptation. L’adaptation c’est la survie. Si on ne s’adapte pas, le cirque est mort. Si la seule façon de s’adapter, c’est d’arrêter les animaux pour que le cirque reste en vie, alors il faudra le faire un jour ou l’autre.
1) André-Joseph Bouglione fait ici référence à un sondage réalisé par OpinionWay, à la demande conjointe de plusieurs organisations de défense des animaux. Il a été réalisé en ligne du 9 au 10 octobre 2019, sur un échantillon de 1 027 répondants, représentatif des Français de 18 ans et plus, constitué selon la méthode des quotas. 65 % des sondés se sont dit défavorables à la présence d’animaux sauvages dans les spectacles de cirque.
2) Les arrêtés municipaux contre l’installation de cirques avec animaux sont jugés illégaux par les tribunaux administratifs, car les fondements juridiques sur lesquels ils reposent sont trop faibles, voire inexistants.
3) Un arrêté de 2011 encadre, limite et fixe certaines règles quant à la présentation d’animaux sauvages par les spectacles itinérants.