Nénette : primate et brillante
Peintre et habile bricoleuse, l’une des plus vieilles orangs-outans du monde, une espèce en danger critique d’extinction, est la star de la Ménagerie de Paris.
Tassée sur un double bidon, celui en plastique sur lequel elle est juchée et le sien à pelage roux, Nénette a des airs du Penseur de Rodin. La mamie orang-outan, star de cinéma (Nénette, de Nicolas Philibert, en 2010) et vedette de la Ménagerie du Jardin des plantes, à Paris, a calé son énorme goitre sur ses quatre mains - oui, ces grands singes sont quadrumanes, leurs doigts de pieds sont préhensiles. Coupe de rockeuse dégarnie sur l’arrière, celle qui fait la une de Libération promène son regard flegmatique sur ce qui se passe de l’autre côté de la vitre de sa loge. « Tiens, des ouvriers que je ne connais pas. Et une énième classe de gamins qui m’appellent "King Kong". Et là, encore un appareil photo. »
Parfois, elle lève les yeux au ciel. Soupire. Se gratte sous l’aisselle. Baille de toutes ses dents jaunes. Bat des cils, tourne doucement la tête et vous adresse au passage une œillade aussi placide que mélancolique. A quoi peut bien penser Nénette ? Se remémore-t-elle sa prime jeunesse, comme ces vieilles dames qui, sentant la fin approcher, se réfugient dans leurs lointains souvenirs ? Ses premiers pas dans la forêt de Bornéo, en Indonésie, où elle est née avant d’arriver à Paris le 16 juin 1972 avec Toto, qui sera son compagnon ? Elle était déshydratée, souffrait de malnutrition et il lui manquait une phalange. Les équipes du zoo ont évalué sa date de naissance à 1969. La doyenne des orangs-outans « français » a peut-être un an de plus ou de moins, ce qui la place, à environ 50 ans, dans les vingt plus vieux au monde. Le record mondial est détenu par une femelle « japonaise » de 61 ans.
Victime du braconnage, Nénette a probablement vu sa mère se faire tuer. En a-t-elle des souvenirs ? Se souvient-elle des conditions de vie spartiates, les premières années, ici, dans l’un des plus anciens zoos du monde, ouvert en 1794 ? Quand elle s’ennuyait ferme dans de petites cages nues, sur le sol en béton, qu’elle était parfois dressée à coups de barres de fer et de jets d’eau et nourrie sommairement : un seau le matin, un autre le soir, des tartines de saindoux.
C’était l’époque où ses congénères ne survivaient pas plus de vingt ans en captivité. L’époque où Nénette était une terreur, où elle ne pouvait pas sentir les soigneuses - elle en a mordu une - et leur préférait les barbus à tignasse. « Un orang-outan n’est pas agressif en soi, mais elle pouvait être vicieuse. Elle pouvait vous bloquer un pied ou une trappe pendant des heures, et comme ces singes sont six à sept fois plus forts qu’un homme, il n’y avait rien d’autre à faire qu’attendre », raconte Christelle Hano, la cheffe des soigneurs.
Nénette s’est adoucie avec le temps. L’âge ? Pas seulement. La vie à la Ménagerie n’a plus rien à voir avec ce qu’elle a connu. Tout est fait pour améliorer le bien-être des pensionnaires, avec qui se sont tissés des liens de confiance. Les enclos ont été agrandis, agrémentés de troncs, de hamacs, de cordes, de quoi rappeler à Nénette son enfance dans les arbres. Les sols sont recouverts d’un tapis d’écorces pour que les primates puissent y fourrager. Madame déguste désormais cinq repas végétariens par jour, et doit souvent se creuser les méninges pour y accéder, comme dans la nature. Les soigneurs rivalisent d’imagination pour favoriser les jeux, l’exploration, proposent mille et une activités.
Nénette, son truc, c’est le bricolage. Parfois fortuit, comme ce jour où elle a démonté les boulons de sa loge après avoir trouvé une clé à molette oubliée par le personnel. Elle adore aussi peindre, en étalant les couleurs sur sa toile au moyen d’une peau d’aubergine ou d’un noyau de mangue. Quand elle dessine sur une feuille, une fois l’œuvre achevée, elle l’enroule et la donne aux soigneurs à travers le grillage. Cadeau. Certaines sont vendues aux enchères pour financer un nouvel enclos qui quintuplera l’espace de vie des cinq orangs-outans parisiens.
Sinon, mamie Nénette aime feuilleter des magazines, siroter son thé ou son infusion, de préférence aux fruits rouges mais pas au caramel, non merci, elle n’aime pas. Elle fait son petit ménage en imitant les soigneurs qui nettoient les vitres, quitte à utiliser son urine si elle n’a pas d’eau. Et elle se présente désormais volontiers aux séances quotidiennes de training médical. Pour faciliter la participation des animaux aux soins vétérinaires, on les habitue à présenter les différentes parties du corps à travers la grille, moyennant une friandise. Nénette souffre d’arthrose, d’hypothyroïdie et s’est fracturé le bassin après s’être fait chahuter par une congénère.
L’ancêtre au prénom délicieusement suranné - qui dit encore «une nénette» ? - coule des jours paisibles, le plus souvent isolée, au calme. Elle qui a aujourd’hui besoin de sa routine a eu une existence bien remplie. Trois « maris » (une croqueuse de mâles, Nénette), quatre fils qu’elle a élevés avec amour, deux petites-filles et deux arrière-petits-enfants. Ils vivent en Espagne ou aux Pays-Bas. La Ménagerie participe au programme d’élevage européen des orangs-outans, dans lequel Nénette est répertoriée comme «fondatrice» car elle est née dans la nature, donc porteuse de diversité génétique. En s’échangeant des animaux pour assurer un maximum de brassage génétique, les zoos jouent un rôle clé dans la conservation des espèces menacées. L’idée étant de pouvoir, un jour, les réintroduire dans la nature, si leur milieu est stabilisé ou restauré. Pas gagné du tout pour ces primates, classés «en danger critique d’extinction» par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). Il reste moins de 10 000 orangs-outans de Sumatra et moins de 50 000 de Bornéo - l’espèce de Nénette - dans ce qui subsiste des forêts indonésiennes.
La situation ne fait qu’empirer : l’équivalent d’un stade de foot est détruit chaque minute, au point que 98 % des forêts dans lesquels vivent ces primates arboricoles auront disparu d’ici à 2022. L’heure est si grave que les scientifiques estiment qu’il n’y aura plus d’orangs-outans sauvages dans dix à vingt ans. Tout ça pour quoi ? Pour cramer de l’huile de palme dans nos moteurs. Comme cette huile profite d’avantages fiscaux pour préserver nos contrats militaires avec l’Indonésie et la Malaisie, plus de 75 % des 900 000 tonnes annuelles consommées en France servent à faire rouler nos véhicules. S’ils ne sont pas brûlés vifs lorsque leur forêt est incendiée pour y planter des palmiers à huile, les orangs-outans sont la proie des braconniers et sont parfois emmenés en Chine ou en Thaïlande pour satisfaire un sordide tourisme sexuel. Soudain, face à Nénette la grande sage, face à sa moue songeuse, à son regard un poil las et désenchanté, on se demande si elle ne réfléchit pas au funeste sort que nous réservons à son espèce. Dont le nom en malais signifie «homme des bois», comme un rappel à nos origines. Et là, en tant que représentante de « l’homme des villes » et de sa folie destructrice, nous voilà envahie par la tristesse et la honte. Pardon, Nénette. Pardon, cousine.
1969 Naissance estimée.
1972 Arrivée à Paris.
1979 Naissance de son premier fils, Doudou.
2010 Vedette du film Nénette, de Nicolas Philibert.
2018 Figure dans Banggi et les Nénettes, film de Natalie Levisalles (France 3).
Source : Libération.