Note préliminaire à mon message : pour éviter toute réponse épidermique ou tout sentiment d’attaque personnelle, je tiens à préciser qu’il n’y a dans mes propos aucune prétention, aucun problème d’égo ou je ne sais quel sentiment de supériorité. Ceci étant dit allons-y !
En lisant tous vos commentaires, j’ai d’abord été amusé de voir ressurgir des arguments utilisés par l’ancienne génération qui veut que si l’animal aime il faut lui donner. C’est ce genre d’argument qui a fait distribuer par de nombreux zoos à une époque pas si lointaine pains au chocolat, pop-corn et autres bizarreries. Et qui malheureusement persiste chez les éleveurs privés et… encore trop de zoos à mon gout. Je traduis ceci par une certaine aversion au changement et à un raisonnement basé sur l’intuition plutôt que sur la preuve scientifique. Ceci est tout à fait compréhensible car toute les personnes dans et autour des zoos n’ont pas un esprit ou une formation scientifique. En vous lisant, et vous connaissant un peu, je suis surpris de cette forme d’aversion envers le changement et les nouvelles connaissances en termes de nutrition basé sur des résultats scientifiquement valables et prouvés. Résultats de plus en plus appliqués dans les zoos d’ailleurs.
Le fait que plusieurs rations semblent fonctionner correctement ne veut pas dire que toutes sont bonnes et adaptées. Les effets d’une mauvaise ou tout du moins sub-optimale alimentation mettent des semaines, des mois et même des années parfois à être visibles et être objectivables. Combien de rations ont été évaluées sur le long terme en termes d’impact sur la santé des animaux, sur leur prolificité, sur les patrons de senescence… ? Une poignée seulement et uniquement pas les spécialistes dont font partie les nutritionnistes. Après on peut se dire que ce n’est pas grave effectivement, mais c’est étonnant.
Je suis toutefois un peu gêné par un trop plein d’anthropomorphisme. En toute honnêteté et comme on l’apprend en « comportement animal », il ne faut pas donner aux autres animaux des compétences, perceptions ou sentiments issue de notre perception humaine du monde. Ainsi la perception gustative de tel ou tel animal est différente d’une espèce à l’autre et d’un individu à l’autre, ainsi je serais mal placé pour savoir si pour un cercopithèque le gout d’un légume est moins bon qu’un fruit. Pour les mêmes raisons comment analyser autrement la phrase suivante : « l’un des rares et grands plaisirs est de manger ». Je suis d’accord que la composante psychologique est importante en bien-être animal et est une partie importante du « Five Domains model » qui régit la Bien-être animal qui comme la Nutrition est une science à part entière. En revanche la notion de « plaisir » n’est pas assez objective pour être prise en compte. On va parler de satiété, de curiosité, de vitalité, de sécurité…quand il s’agit du domaine mental.
Lorsque ma collègue dit "Ils n’ont pas été contents au début", il faut traduire ceci plutôt par une néophobie alimentaire bien connue de toute personne qui travaille avec des animaux. Au final en très peu de temps durant la transition alimentaire (on ne change pas tout du jour au lendemain) ils se sont habitués à ces nouveaux aliments et ne semble pas pour autant être en dépression
(donc pas de double peine ou je ne sais quel terme pénitentiaire et punitif).
Pourquoi les animaux vont aller vers les fruits en premier vous me demanderez ? Tout simplement car leurs qualités organoleptiques en font des aliments plus « attirants » ceci doit-il être considéré comme de bons aliments pour autant? Tout organisme aura tendance à aller vers ce qui lui procure un maximum d’énergie avec le moins d’efforts possible. Donc les fruits pour la consommation humaine (donc pas ceux que devraient manger les autres animaux) remplissent facilement et rapidement cette propension. Or ces fruits ne garantissent pas d’atteindre un équilibre alimentaire correct au sein d’une ration et d’un plan de nutrition. Quid des granulés alors ? Ces derniers sont utiles et permettent d’obtenir des rations plutôt équilibré. Mais en aucun cas ne contrebalancent l’effet des fruits. Notamment en termes de fibres alimentaires. La plupart du temps les granulés sont faits à base de céréales qui n’ont pas les mêmes quantités et qualités de fibres que des légumes. Désolé de te contredire mais les légumes sont en général moins riches en eau et plus riches en protéines que les fruits.
C’est pour ces raisons que les fruits, comme nous les connaissons, devraient être gardés pour les évènements occasionnels et limités dans le temps tels que training, traitement médical, adaptation à un nouvel environnement…
Je pense qu’il y a avant tout un problème de sémantique en réalité. Les animaux frugivores consomment dans leur milieu des fruits dont la composition n’est pas celle des fruits que nous consommons et que nous pouvons nous procurer en captivité. Au contraire les légumes tel que nous les connaissons sont les plus à même de remplacer les fruits
in natura. Ceci ne souffre à mon sens d’aucune polémique, puisqu’il s’agit de faits avérés, contrôlés et prouvés par les nombreuses études en la matière.
Si adapter ses pratiques aux nouvelles connaissances en la matière (« Evidence-based practice ») et ne pas sombrer dans une anti-doctrine qui voudrait qu’il n’y ait pas de règle, c’est faire preuve de zèle alors oui je plaide coupable et je serai a vie un récidiviste.
Je finirais ce (trop) long message par la douce diatribe Spécialiste versus Autodidacte. On peut effectivement acquérir des connaissances et des notions de nutrition par l’expérience et c’est encore plus facile quand c’est un plaisir de le faire. J’imagine donc Gibbon que tu fais une veille documentaire en nutrition et donc que tu sais alors pourquoi les régimes sans fruits sont bénéfiques aux primates. Cependant l’expérience personnelle ne remplacera que rarement ou du moins difficilement une personne qui va passer 8-10 ans de sa vie à se consacrer à l’étude approfondie de la nutrition. Personnellement j’ai eu de très nombreux cours de nutrition, j’ai été formé par des personnes avec un sacré niveau en nutrition, j’aime la nutrition…mais à aucun moment je ne me permettrais de dire que je m’y connais. J’ai des connaissances correctes à bonnes mais c’est tout. Je ne suis que vétérinaire et c’est déjà un champ d’application énorme. Je peux évidemment me questionner, me poser des questions mais je fais confiance aux « sachants ».
Pour info les nutritionnistes spécialisés en faune sauvage sont tous PhD et ont une expérience à faire pâlir plus d’une personne. Je pense malheureusement que tu te trompes un peu sur nos collègues anglo-saxons. En effet est considérée comme « sachant » une personne qui détient un diplôme, qui publie ses résultats régulièrement, et qui perpétuellement cherche à s’améliorer. Les autodidactes sont fortement appréciés certes mais ne seront jamais considérés comme égaux aux diplômés. Preuve en est les postes et les salaires des uns et des autres. D’ailleurs nos amis anglo-saxons ont un extrême respect des diplômes et ne se permettent que très rarement de critiquer ouvertement les spécialistes.
En revanche c’est un mal bien français de penser qu’il est légitime de remettre en cause les connaissances et compétences des spécialistes. Cet état d’esprit qui est inscrit dans nos gènes et notre culture est à l’origine de gros problème de management dans les zoos français. Tout le personnel pense être légitime à donner son avis sur tout et certains se permettent même de remettre en cause une ration alimentaire, un traitement médical, un mode de gestion…sans avoir tous les tenants et aboutissants et sans les bases des connaissances acquises généralement par les études.
Evidemment la discussion est saine et même nécessaire mais à la fin c’est la personne la plus à même de faire les choix qui doit prendre la décision et lui ou elle seul. Un véto s’occupe du médical, un animalier s’occupe de la gestion et du suivi quotidien des animaux, un éthologue du comportement, un nutritionniste de l’alimentation…mais au final tous du bien-être.
Pour finir quelques références d’articles pour ceux qui veulent aller plus loin sur le sujet des fruits et des rations sans fruits pour les primates :
JZAR, R. (2015). Aggression and self-directed behaviour of captive lemurs (Lemur catta, Varecia variegata, V. rubra and Eulemur coronatus) is reduced by feeding fruit-free diets. Journal of Zoo and Aquarium Research, 3(2), 52.
JZAR, R. (2014). Pygmy slow loris (Nycficebus pygmaeus) European zoo diet survey results. Journal of Zoo and Aquarium Research, 2(2), 39.
Plowman, A. (2013). Diet review and change for monkeys at Paignton Zoo Environmental Park. Journal of Zoo and Aquarium Research, 1(2), 73-77.
Clayton, J. B., Vangay, P., Huang, H., Ward, T., Hillmann, B. M., Al-Ghalith, G. A., ... & Cabana, F. (2016). Captivity humanizes the primate microbiome. Proceedings of the National Academy of Sciences, 201521835.
Diets High in Fruits and Low in Gum Exudates Promote the Occurrence and Development of Dental Disease in Pygmy Slow Loris (Nycticebus pygmaeus)
Trialling nutrient recommendations for slow lorises ( Nycticebus spp.) based on wild feeding ecology
Et évidemment tous les nutritions guidelines récents!