Pendant quarante ans, le photographe bruxellois s'est fait l'apôtre des animaux, de leurs silences, de leur calvaire. Trois expositions lui rendent hommage, à Dunkerque et Paris.
Le Belge Michel Vanden Eeckhoudt (1947-2015) est un fabuliste. Il se sert des animaux pour décrire sa vision du monde, empruntant des clichés de traverse pour éviter les photos chocs. Ainsi, lorsqu'il découvre Benares (Inde) en 2008, le Bruxellois photographie deux chiots pelotonnés l'un contre l'autre, tremblotants, vulnérables, sur un quai désert au fond duquel se devinent des silhouettes inquiétantes. Bref, une vie de chien. L'image dit avec pudeur ce qu'il a ressenti face à la misère et à la précarité — qui l'ont profondément choqué — de ces foules se baignant dans le Gange. Chaque image est ainsi une fable dans la tradition d'Esope et de Jean de La Fontaine.
Un univers bien à lui
La meilleure façon que le photographe a trouvé pour raconter la réalité parfois cruelle aux enfants que nous sommes restés. Trois expositions lui rendent aujourd'hui simultanément hommage : la plus importante se tient au Frac de Dunkerque, avec soixante-dix photos sélectionnées par Mary, sa compagne depuis 1970. La galerie parisienne Fait & Cause présente « Sur la ligne », son reportage (1992-1994) plein d'humour sur la frontière, plutôt artificielle, entre France et Belgique. Dans le 14e arrondissement de la capitale, Camera Obscura propose de son côté des morceaux choisis...
C'est en emmenant sa progéniture en bas âge au zoo de Bruxelles, vers la fin des années 1970, que ce fils d'une assistante sociale et d'un professeur de sciences naturelles se prend de passion pour les animaux. Quand on découvre ses images, on peine à imaginer l'homme qui se tient derrière le viseur du Leica. Fasciné par le cinéma japonais, plutôt discret, il est bizarrement doté de la verve exubérante, un peu déjantée, de l'acteur Benoit Poelvoorde. S'inspirant d'Henri Cartier-Bresson, il prend ses photos « à la sauvette », au gré des rencontres, en marchant, ne jurant que par le noir et blanc. Mais la comparaison s'arrête là. Vanden Eeckhoudt a un univers bien à lui, un art du chuchotement, du suggéré, de l'incongru. Il joue sur l'anthropomorphisme, le comique de situation, pour inciter à pousser la porte qu'il entrebâille.
Ainsi, le portrait de ce singe Ouakari ne s'oublie pas. Avec sa tête chauve invraisemblablement cabossée, c'est un monstre, une bête de foire, qui semble revêtu d'un manteau de poils emprunté à un costumier. Il est comique à regarder. Avant que l'on ne découvre la finesse de ses mains, la beauté de ses doigts et que l'on croise son regard profondément humain. Ce prince charmant emprisonné dans une apparence repoussante implore, les bras écartés, d'être délivré de son sortilège. La scène est déchirante, comme celle figurant un cochon dans un abattoir. Vanden Eeckhoudt isole l'oeil de l'animal — probablement transformé depuis en rillettes ou en jambons — qui le regarde, l'interroge. Pourquoi est-il condamné ? Quel crime a-t-il commis ? Son oeil entêtant continue de nous fixer de l'au-delà comme celui qui regardait Caïn.
Comparaison indécente ? Non, car il y a quelque chose dans ces images qui évoque l'Ancien Testament. Ces animaux sont des damnés, chassés du paradis terrestre et sadiquement enfermés, comme pour leur rappeler la faute originelle qu'ils doivent expier. L'habileté du fabuliste est de nous tendre sans cesse un miroir sur notre propre condition, les cruautés qui nous sont infligées et celles que l'on inflige, notre incapacité à communiquer, tous coupés les uns des autres par un mur invisible. Tel ce varan qui s'épuise en cherchant à traverser la vitre de sa cage. Le photographe saisit parfois des instants de grâce absolue — un cheval mélancolique allongé dans un pré ou trois petits poissons comme échappés d'une estampe. Des exceptions. La sérénité béate, très peu pour lui, ou alors à dose homéopathique. Vanden Eeckhoudt, qui voue une affection particulière aux chiens, joue souvent sur le répertoire des ressemblances troublantes entre les maîtres et leurs toutous. Mais toujours avec des spécimens au bord de la monstruosité, à l'instar de cet homme tenant dans ses bras son animal de compagnie, un clone, un double, avec sa pâleur d'albinos aux poils ébouriffés. Une tendresse incroyable les unit. Ils se consolent, se comprennent, ne font qu'un.
D'autres scènes sont proprement effrayantes. Ce chien noir dégoulinant est l'incarnation de Cerbère, le gardien des enfers. Surgissant d'une mer écumant comme la bave d'un fauve enragé, il escalade une digue pour s'immiscer au milieu des humains. Emotions garanties, et sans effet d'annonce. Vanden Eeckhoudt s'en explique avec une concision de virtuose de l'instantané : « J'aime bien que les images posent question, qu'elles fassent réfléchir. C'est pour cela que je limite les légendes au strict minimum. Si on donne trop de détails, cela risque de rétrécir le chemin offert au regardeur. Une certaine dose d'ambiguïté, ça me plaît. L'humour et la douleur, la légèreté et l'angoisse : ces deux facettes sont toujours présentes dans mon travail. La vie est comme ça. »
A voir
Jusqu'au 30 avril, « Michel Vanden Eeckhoudt », Frac Nord-Pas-Calais, Dunkerque (59), tél : 03 28 65 84 20.
A lire
Michel Vanden Eeckhoudt, éd. Actes Sud, Photo Poche no 110 (144 p., 13 €).
Source : http://www.telerama.fr/scenes/michel-va ... 154048.php
Quelques clichés de l'artiste :